La cigarette : la face cachée d’un lobby aux ventes record

[Article de Laurent Glauzy en exclusivité pour Contre-info]

Malgré une législation de plus en plus répressive, l’augmentation des prix et les milliards de plaintes déposées, l’industrie du tabac enregistre des bénéfices colossaux. Cœur de cette industrie, une petite ville du sud des Etats-Unis, Winston-Salem surnommée « Camel-City ». Ici, même les pare-chocs des voitures sont recouverts d’autocollants au slogan surprenant : « Thank you for smoking ! » Devant la mairie, on ne distingue aucune représentation de George Washington ou d’un autre homme politique américain. En fait, cette place d’honneur est dévolue à une statue équestre de Richard Joshua Reynolds qui débarqua dans cette ville en 1874 pour y construire la plus grande industrie de cigarettes au monde. Le gratte-ciel édifié en 1929 et surplombant toute la ville abrite encore les bureaux de R.J. Reynolds Tobacco Company, deuxième plus grand cigarettier mondial depuis sa fusion en 2004 avec British American Tabacco (BAT). Le siège, un chef-d’œuvre de marbre et de laiton, inspira la construction de l’Empire State Building. Un symbole grandiloquent à la mesure des revenus engendrés par cette industrie dirigée par des trusts et que ternissent à peine les statistiques de l’Organisation mondiale de la Santé : chaque année dans le monde, cinq millions de personnes meurent des effets du tabagisme, dont cent mille victimes collatérales ou passives.

Altria Group a pour filiale le célèbre cigarettier Philip Morris. Leader sur le marché avec Marlboro, le groupe a enregistré en 2007 un chiffre d’affaires de 74 milliards de dollars, soit 10 % et 73 % de mieux qu’en 2006 et 1998. De quoi combler de bonheur son président Michael E. Szymanczyk, un digne survivant des caricatures d’Hergé. Imperial Tobacco Group, le plus grand producteur britannique et le quatrième sur l’échiquier mondial après Japan Tobacco, affiche aussi, avec 25 milliards de dollars, un chiffre d’affaires record. Les valeurs boursières de ces sociétés sont donc à la hausse et les experts financiers appellent à investir dans ces entreprises résistantes aux récessions du marché. De plus, les producteurs de cigarettes se sont rapidement développés. De la Kirghizie au Congo, chacun des quatre groupes est implanté dans 160 pays différents.

Quasiment ruinée par les procès des années 1990, obligée de payer 200 milliards de dollars aux Etats américains, cette industrie, considérée comme moribonde a d’évidence su rebondir et s’est adaptée aux nouvelles normes du marché, lesquelles ont provoqué la faillite des plus petits groupes, et a renforcé le monopole des multinationales. Leur mot d’ordre : « De nouveaux marchés, de nouvelles marques, un nouveau marketing ! » Aux Etats-Unis et en Europe, lesdites multinationales ont pu ensuite augmenter les prix et rationaliser leur production. Le jeu en valait la peine, car les rendements y sont maintenant deux fois plus élevés que dans les pays en voie de développement.

Fumer se plie à des exigences de santé publique. C’est également le cas au siège de R.J. Reynolds Tobacco Company, où les portiers ne vous saluent presque plus la cigarette à la main. La vieille odeur de tabac imprégnant les murs s’exhale encore des longs couloirs. Des affiches publicitaires retracent les premiers pas de l’entreprise : « Camel, pour une vie plus heureuse ! » « Un slogan que nous ne pouvons plus utiliser depuis longtemps », commente la responsable du service de publicité Cressida Lozano. Camel incarne l’origine de la cigarette, une des plus connues depuis son lancement en 1913. Pour l’adapter à la clientèle féminine, Reynolds a sorti un produit redessiné, composé d’un filtre blanc et d’un emballage rose et noir : les diffusions de publicités télévisées étant interdites, l’emballage doit être accrocheur. Reynolds utilise aussi un mode de communication offensif pour attirer les consommateurs. « Nous entretenons de bonnes relations avec différents milieux comme les bars et les clubs. Et chaque soir, nos collaborateurs sont dans la rue pour appâter de potentiels fumeurs », explique Lozano.

Les cigarettiers n’ont jamais développé autant de nouveaux concepts. Des marques comme Camel ou Marlboro sortent des gammes avec « plus de tabac pour un plaisir plus intense ». Reynolds teste les Camel Crush : une cigarette « dernier cri » renfermant une capsule de menthol procurant une haleine fraîche. Par ailleurs, des cigarettes sans additif ont été lancées. Le premier producteur est Natural American Spirit. Le paquet arbore un chef Indien, un symbole en vogue puisqu’il associe le naturel avec le Politiquement Correct dont sont porteurs les peuples primaires. Natural American Spirit dépend de Santa Fe Natural Tabacco, une petite société du Nouveau-Mexique reprise il y a six ans par Reynolds et qui n’a cessé de prendre de l’ampleur. Son marché le plus important est l’Allemagne où les « consommateurs sont sensibles aux problèmes de l’environnement ».

Ces excellents résultats étaient d’autant plus imprévisibles qu’il demeurait impossible de lancer de nouvelles marques sur un marché européen saturé et en diminution. Par exemple, en Allemagne, depuis les années 1950, la population des fumeurs est passée de 51 % à 29 %. Chez les hommes la chute est plus prononcée : de 88 % à 35 %. Malgré tout, les fabricants de cigarettes envisagent l’avenir avec confiance, car « si l’on fume moins, on fume plus cher ».

A Tobaccoville, à quelques miles de Winston-Salem, Mark Moss dirige la plus grande usine de Reynolds. Il explique que les arômes au miel, à la noix de coco, au rhum composent entre autres le goût de ses cigarettes. Derrière lui, sur de longs tapis roulants, le tabac séché qui sera vaporisé par un mélange d’arôme au chocolat. Chaque jour, 400 millions de cigarettes sont ainsi fabriquées et un demi-million de kilogrammes de tabac est fourni par quelques 2 500 fermes. Dans le sud des Etats-Unis, en Caroline du Nord, cette culture s’inscrit dans une longue tradition, de même que dans les Etats voisins comme le Kentucky, le Tennessee et la Géorgie. Depuis des siècles, le tabac y représente la plus importante « plante utile ». C’est pourquoi, il y a quatre ans, le gouvernement de Washington ne s’est pas rendu populaire en supprimant les subventions.

Les procédés de fabrication ont été rationalisés, le nombre de fermiers a chuté et les entreprises restantes se sont agrandies. « Le tabac a prouvé que cette agriculture peut prospérer sans subvention », rapporte David Orden, économiste agronome à la grande université de Virginia-Tech. Le Wall Street Journal a même titré : « Le tabac est de retour ». Chaque année, Marvin Eaton livre jusqu’à 180 tonnes de tabac à Reynolds. Il a appris le métier de son grand-père et de son père. Eaton est persuadé qu’il ne pourrait pas remplacer ses plantations de tabac par des champs de maïs et de blé. Le tabac pousse rapidement, « on récolte les feuilles entre 60 et 75 jours ». Cet agriculteur de Caroline du Nord gagne 1,92 dollars par livre de feuilles séchées. Bien qu’ils soient fixés par Reynolds, les prix sont très attractifs. De quoi enlever tout problème de conscience !

Les paquets mettent en garde contre les dangers de la cigarette. Susan Ivey, responsable de Reynolds, reconnaît que « fumer provoque des maladies graves » ; ce que confirme Jacek Olczak, directeur en Allemagne de Philip Morris : « Il n’y a aucun doute que le tabac est mauvais pour la santé ». Mais d’autres comme Paul Adams, patron de BAT, détourne le problème : « Nous ne demandons pas aux gens de fumer. Nous leur conseillons seulement de choisir notre marque. Celui qui veut fumer, doit pouvoir le faire ».

En Russie où, il est vrai, les gens roulaient auparavant leurs papirossi, on vend deux fois plus de cigarettes qu’en 1991. Au Kenya, le nombre des fumeurs a doublé depuis 2003. En Indonésie, au premier trimestre 2008, le marché de la cigarette a progressé de 9 %, et ce malgré les prétendus efforts du gouvernement pour en limiter la consommation. De nouveaux marchés sont donc en train de s’ouvrir. Depuis 2005, Philip Morris a racheté des producteurs indonésiens, colombiens, pakistanais et mexicains. BAT a investi en Turquie et au Danemark, et Imperial en Norvège et en Estonie. En Allemagne, ces puissants trusts dominent à tel point le marché qu’il n’y a plus de fabricants indépendants. En 2007, la très réputée société Reemtsma, rachetée quelques années auparavant par Imperial, a réalisé un chiffre d’affaires de 750 millions d’euros. Et la Chine qui compte 350 millions de consommateurs attise la concupiscence de ces producteurs mondiaux. Pendant trois ans, Philip Morris a négocié avec Pékin pour pouvoir commercialiser les Marlboro, produites sous licence par des fabricants chinois. En échange, le consortium américain devra distribuer les marques chinoises dont les Shaanxi (Double Bonheur) qui promettent un avenir radieux !

Il ne fait aucun doute que le tabac est plus qu’une industrie ; il est un lobby ! Récemment, au terme d’une compilation d’archives tenues secrètes pendant quarante ans, les scientifiques ont découvert que les cigarettes contenaient du polonium 201, une des substances radioactives les plus toxiques. Cette annonce a été très peu relayée par les canaux d’information traditionnels. Elle n’a pas non plus ému les animateurs des campagnes antitabac, dont on peut se demander s’ils n’obéissent pas davantage à des stratagèmes commerciaux justement dirigés par les grands groupes voulant prendre les parts de marché des petits fabricants. A l’instar des lois sur la prohibition de l’alcool appliquées aux Etats-Unis après la première guerre mondiale et visant à fermer les petites distilleries pour faciliter l’implantation des grandes sociétés, les campagnes anti-tabac répèteraient ce mécanisme.

Il se produirait à l’échelle mondiale sous l’égide des descendants de la tribu de Richard Joshua Reynolds et de Michael Szymanczyk. Un bel écran de fumée masquant alors des logiques de marché perverses, où les campagnes de prévention ne sont que des hypocrisies servant à redorer le blason d’une industrie bel et bien criminelle, et particulièrement juteuse.

Laurent Glauzy

Extrait de l’Atlas de Géopolitique révisée (Tome I)

Laurent Glauzy est aussi l’auteur de :
Illuminati. « De l’industrie du Rock à Walt Disney : les arcanes du satanisme ».
Karl Lueger, le maire rebelle de la Vienne impériale
Atlas de géopolitique révisée, tome II
Chine, l’empire de la barbarie
Extra-terrestres, les messagers du New-Age
Le mystère de la race des géant
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