Capitalisme : « Une large majorité des 700 000 personnes en Ehpad mangera, pour le reste de sa vie, des repas à 1€ »



L’entretien glaçant de ce directeur d’Ehpad n’est qu’une confirmation supplémentaire de l’inhumanité de la logique de rentabilité dans les maisons de retraite médicalisées. Avec l’allongement de la durée de la vie et l’éclatement de la famille traditionnelle, la question de la dépendance est un véritable sujet de société. Aujourd’hui, elle en grande partie occultée par les gouvernements successifs, et sous-traitée par des groupes privés. Un directeur avec plus de 20 ans d’expérience à la tête d’un Ehpad en région parisienne confiait il y a peu à un membre de la rédaction de Contre-Info, à quel point le traitement de ses pensionnaires s’était considérablement dégradé ces 10 dernières années à cause de la restriction de personnels (recherche exclusif du profit). 

Entretien de Jean Arcelin par Atlantico : Vous êtes le premier directeur d’un Ehpad à témoigner de votre expérience. Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de « Tu verras maman, tu seras bien » (ed. XO) ?

Jean Arcelin : Ce qui a motivé l’écriture de ce livre, c’est que j’étais auparavant directeur général dans l’automobile. J’aime beaucoup le business, parce que cela crée des richesses, cela crée de l’emploi, cela fait tourner le monde et cela crée du progrès, mais j’ai découvert la limite du business libéral : le soin des personnes âgées vulnérables et dépendantes. Si j’ai écrit ce livre, c’est que je considère que j’ai vu des choses et que je vois des stratégies qui sont incompatibles avec la prise en charge de qualité de personnes âgées. Ce n’est plus de l’ordre du business mais de l’ordre de l’éthique s’il en reste.

Cela m’a traumatisé : j’ai fait des cauchemars, j’ai pris des anti-dépresseurs. Vous vivez des scènes, que je décris presque comme des scènes de guerre. Dans le deuxième Ehpad que j’ai géré, vous avez neuf soignants. Sur ces neuf soignants, certains matins, il peut en manquer trois. Vous avez 120 résidents. Cela fait donc un soignant pour 20 résidents. Le matin, les résidents se réveillent. Je parle de résidents qui payent 3000 euros par mois. Le matin, ayant un management de proximité, avant d’aller dans mon bureau, je me rendais dans les chambres des résidents. Je vais vous décrire une scène dont j’ai parlé dans le livre : dans un couloir vide, vous avez une vingtaine de chambres, et au fond de ce couloir, ce matin-là, je vois une ombre, une femme. Je m’approche car je sens qu’il y a un problème, je la vois s’affaisser, c’est une femme nue qui a 90 ans au moins, qui est lucide, qui traîne ses couches souillées à ses pieds et qui en fait, tout simplement, me demande de l’aide. Elle est mutique, choquée par ce qu’elle vit. Ce qui s’est passé, c’est qu’elle s’est réveillée, personne n’est venu. Elle a essayé de se changer mais elle n’y est pas parvenue. Elle n’est pas arrivée à se défaire de ses couches parce que les élastiques enserrent ses jambes. Elle sort dans le couloir pour chercher de l’aide. Je la recueille dans mes bras : j’ai dans mes bras une femme de 90 ans, nue, qui me demande de l’aide. Ce sont ce genre de scènes dont je parle.

Je ne pensais pas les vivre. J’ai travaillé dans un grand groupe automobile et je suis arrivé dans un grand groupe d’Ehpad commerciaux. Je pensais donc que les grands groupes avaient de grands moyens. Quand vous avez un Ehpad qui a des dysfonctionnements (cet Ehpad était connu comme difficile, parce que j’étais le quatrième directeur en trois ans), je considère qu’on doit donner du renfort. On doit envoyer des aides-soignants en plus. Pas du tout en réalité, c’est : démerde-toi dans tous les sens du terme.

Vous décrivez dans votre livre la triste logique à l’œuvre dans un milieu où la course au profit prend beaucoup trop d’importance au détriment de tout, y compris des patients et du personnel. Qu’en est-il ?

Il y a une apparence d’éthique. Il y a des valeurs affichées : des brochures avec les valeurs de notre groupe « la bienveillance, etc. ». Et en fait, ces valeurs sont intéressantes quand elles sont incarnées. Il y a un vernis pour faire bien, pour attirer les actionnaires, les clients, les familles, mais au fond il n’y a pas d’incarnation dans des moyens. Moi, il me manquait deux aides-soignants. Ma direction régionale me disait : « vous avez une dotation en aides-soignants merdique ». Je lui ai dit : « alors, aidez-moi ! Donnez-moi deux aides-soignants en plus ». Et bien non. Je devais dégager 600 000 € net de résultat avant impôt, basta. Si j’engage deux aides-soignantes, cela ne fait pas 600 mais 500. Je sors du ratio de 15% de résultat net sur chiffre d’affaire, donc cela ne passe pas. Tu te débrouilles avec le nombre d’aides-soignants que tu as.

Par ailleurs, je tiens à dire qu’il y a des Ehpad qui fonctionnent à peu près parce qu’ils ont des dotations supérieures. Ces dotations sont souvent historiques. Elles sont déterminées lors de conventions tripartites qui sont des accords fixés avec les instances de l’État, le conseil départemental, les ARS. Il y a des dotations historiquement élevées dans certains établissements. Avant de dire cet Ehpad doit gagner 600 000€, on doit se demander : est-ce que cet Ehpad a les moyens de gagner cette somme ? J’étais, pour ma part, dans un Ehpad où l’on faisait de l’essorage financier.

Le problème, c’est que vous avez des résidents qui sont pour les deux tiers isolés, puisqu’un tiers n’a pas de visite, un tiers a quelques visites anniversaires, Noël, etc.) et un tiers a des visites avec des familles formidables. Quand vous êtes à la fois âgé, dépendant, dément (70% des résidents étaient atteints de démence neurocognitive) et isolé, vous ne pouvez rien faire, et le système est tout puissant. Ce que je dis, c’est que c’est le système qu’il faut dénoncer, et non ce groupe en particulier.

Ce qui m’a révolté, par exemple, pour moi qui aime bien manger, quand on vous donne 4€35 par jour pour nourri un résident (petit déjeuner, déjeuner, dîner, collation, tout compris) vous imaginez la qualité des repas. Ce qui est cynique, c’est ce que cela ne dérange personne. Ces chiffres sont connus de tout le monde en interne : du PDG au directeur, tout le monde est au courant. Les collaborateurs n’ont pas ces chiffres. Mais tout le monde au-dessus sait qu’on nourrit les gens avec 4,35€ par jour. Mais cela ne dérange personne.

Il y avait les assises des Ehpad, un grand raout qui rassemble les élites du médico-social, mais cela ne sert à rien. C’est deux jours d’échange, de conférences, etc. Le seul intérêt, c’etait la visite de la ministre de la Santé, qui ne peut pas se couper des Ehpad privés commerciaux, qui représentent 25% du marché. Mais la ministre y fait un peu de politique… Ce que j’aurais aimé, dans ces assises des Ehpad, c’est que le déjeuner servi à Madame la Ministre, c’est qu’il soit concocté avec 1€. Il faut savoir qu’il y a 700 000 personnes âgées dépendantes en France en établissement. Une large majorité des 700 000 personnes mangera, pour le reste de leur vie, des repas à 1€. Je souhaiterai que par solidarité, les personnes qui dirigent ces Ehpad mangent la même chose.

Un principe simple : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Il faut parfois revenir à une sorte de bon sens et d’humanité. Lorsqu’on m’a forcé à changer une baguette à 0,40€, une bonne baguette de boulanger, pour une baguette industrielle infecte, qui posait même des problèmes de déglutition : ce sont des choses que je trouve insupportables. Je ne souhaite pas incriminer ce groupe en particulier parce que d’autres groupes parmi de très grands groupes proposent des budgets de 3,60€. Dans le centre de Cannes, vous pouvez payer 5000€ par mois et l’on vous donne 3,70€ en coût des repas journaliers. C’est scandaleux. Surtout quand on sait que cela constitue l’un des derniers plaisirs de ces personnes isolées… Et quand on sait que parmi ces femmes (90% ce sont des femmes), vous avez de bonnes cuisinières, qui étaient de la génération qui faisait la cuisine. Quand elles se retrouvent à manger cela, et bien, après, on a dans les établissements, 30% des résidents qui souffrent de dénutrition. Ils ne mangent pas, ils n’assimilent pas assez de calories par jour. Pourquoi ? Parce que c’est dégueulasse, et que quand c’est dégueulasse, vous ne mangez pas. Quand vous êtes jeune, vous mangez parce que vous voulez vivre. Quand vous êtes vieux, vous ne mangez plus, et vous vous laissez glisser. Il y a des gens qui s’accrochent et il y a des gens qui se laissent glisser. Et en plus, la dénutrition est causée par le manque de personnel. Vous avez six niveaux de dépendance. Le premier niveau de dépendance, niveau 6, c’est le niveau d’autonomie. On appelle cela des GIR. GIR 1 c’est le niveau de dépendance le plus important. Les GIR 1 et 2 nécessitent une aide au repas. Pour donner à manger à une personne dépendante, il faut au moins vingt minutes, et la dénutrition vient de la qualité de la nourriture, mais aussi du manque de mains pour donner à manger.

Il y a une logique de rentabilité et d’économie qui est faite sur le dos des résidents. On ne peut pas dire le contraire. Et en plus il y a une sorte de cynisme parce que dans ces assises des Ehpad, il y avait un atelier intitulé par « Comment améliorer la nourriture en Ehpad » et ensuite « Comment faire face à la dénutrition ». L’atelier dure trois heures et vous avez une sorte de brainstorming avec des experts en nutrition, etc., mais ce n’est pas la peine : un peu plus d’argent et un peu plus de mains, vous n’avez plus de problème. Pas besoin de faire un brainstorming de quatre heures. A midi, on va faire un bon gueuleton et on va réfléchir sur la nutrition en Ehpad. C’est symptomatique de la déconnexion entre les élites dirigeantes et la réalité du terrain.

La réalité, moi, je l’ai plus que vécue, puisque pendant six mois, j’ai dormi dans l’Ehpad. J’ai géré deux Ehpad, et le premier Ehpad était trop éloigné de mon domicile, donc je dormais dans l’Ehpad toute la semaine. J’étais en immersion totale avec les résidents : je mangeais avec eux, je vivais avec eux, je dormais avec eux. La réalité, je fais partie des directeurs qui étaient au plus près de cette réalité et des résidents. C’est pour cela que j’ai fait ce métier. J’étais atypique parce que beaucoup de directeurs se coupent de cette réalité, et peuvent fermer leur porte, faire des reporting, des statistiques, et aller déjeuner au café à côté. C’était mon souhait d’être en prise avec cette réalité-là.

Mon livre est aussi nuancé, dans la mesure où je ne dénonce personne en particulier, je dénonce un business que l’État a laissé prospérer. Je découvre avec stupéfaction qu’un tiers des revenus des Ehpad privés commerciaux provient des aides d’État. Le chiffre d’affaires est subventionné pour 35% par l’État, à travers les aides de l’ARS et les aides du Conseil départemental. Cela sert à payer le personnel soignant et une partie de ce qu’on appelle la dépendance.

Je suis diplômé de Sup de Co. Je connais la gestion et les bilans. Je considère donc que l’État devient actionnaire de tous les Ehpad, y compris les Ehpad commerciaux et privés. Il doit récupérer au moins un tiers des bénéfices … mais pas du tout, car tous les bénéfices reviennent à l’actionnaire. Il en fait ce qu’il veut. Je trouve que cela n’est pas normal. Les Ehpad privés commerciaux ne pourraient pas obtenir cette rentabilité, l’activité ne serait pas possible s’ils n’avaient pas ce tiers de subventions de l’État. Donc ils doivent donner un tiers de leurs bénéfices avant impôt, et après on impose. Les caisses de l’État sont vides. Donc on doit trouver de l’argent.

Or le marché est verrouillé. J’ai géré des structures économiques qui dégageaient beaucoup de rentabilité. On avait une rentabilité dans la distribution automobile, de l’ordre de 3%, ce qui est élevé. Je suis ravi dans ce cas. Mais si vous dégagez de la rentabilité, vous devez quand même fournir des prestations de qualité : c’est la loi du marché. Si vous dégagez une rentabilité élevée et que votre service est médiocre, c’est qu’il y a un dysfonctionnement. Le dysfonctionnement, c’est que le marché est verrouillé. Il n’y a pas de saine concurrence. Le taux d’occupation des Ehpad, c’est dans le rapport parlementaire de MM. Iborra et Fiat, il est quasiment de 100%. Le Crion, le Plazza, le George V, ils ne sont pas à 100% de taux d’occupation dans l’année. Les Ehpad n’ont pas de problème de concurrence, donc ils se permettent de surfacturer des prestations médiocres. Voilà ce que j’ai vu.

Si vous n’avez pas d’argent, vous ne pouvez rien faire. On vous refuse votre budget animation parce que vous l’avez dépassé. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. Les reportages coup de poing mériteraient d’être nuancés. Il faut dire que grâce à l’implication des équipes, cela peut fonctionner. Il y a des groupes d’Ehpad qui ont un positionnement de qualité qui sont différents. Je souhaite dénoncer un système. Je ne souhaite même pas dénoncer les dirigeants, car ce sont les actionnaires qui fixent le cadre. Ils vous disent : cette année, notre feuille de route, c’est une rentabilité de 15%. A partir de ce moment-là, tout est décliné en cascade. En tant que directeur d’Ehpad, je dois alors faire des économies sur tout. J’ai quatre protections urinaires quand il en faudrait six. Je ne peux pas embaucher, pas faire des animations, pas mettre du bon pain parce que cela coûte trop cher, je dois supprimer le fromage…

La société dans son ensemble accepte cela silencieusement, les familles comprises. Vous parliez de ces reportages qui dénoncent les conditions de vie. Malgré ces reportages, il n’y a pas eu de vague de départ des Ehpad. Pourquoi ?

Les familles sont prises en otage de la même façon. Les familles placent leur parent en urgence, souvent dans des situations de détresse. Elles gardent généralement les parents à domicile le plus longtemps possible. Un jour, il se passe soit un accident, une chute, un épisode agressif, une vraie dégénérescence, un trouble du comportement, et ce n’est plus possible. Il faut trouver une place. Ces places ne sont pas toujours disponibles. Vous avez des départements comme les Alpes maritimes où l’on estime que seulement 40% du besoin est satisfait. Quand les familles trouvent une place, elles sont contentes. Elles ne disent rien, ou pas grand-chose, parce qu’elles n’ont pas d’alternative. Il y a des solutions. Après, vous avez des familles qui craquent et qui prennent des vidéos spectaculaires.