« Nommer l’ennemi c’est précisément définir ce qui nous distingue, ce qui nous discrimine, c’est tracer une frontière, une limite même normative, c’est s’affirmer contre, toutes choses auxquelles la culture contemporaine a décidé de renoncer »

A l’occasion de la sortie de son livre Syrie, une guerre pour rien, Frédéric Pichon a accordé un entretien au Figaro. Pour lui, la guerre en Syrie est une catastrophe globale dont les grandes puissances occidentales sont en partie responsables. A lire d’urgence !

FIGAROVOX.- Dans votre livre , vous revenez sur ce conflit en Syrie qui dure depuis 2011. Pourquoi ce titre?

Frédéric PICHON.- J’ai effectué près d’une dizaine de séjours depuis 2011, à Damas, Homs, Alep, Suweida, Lattaquié ou Tartous: c’est cette impression de gâchis qui m’est venue à l’esprit lors qu’il s’est agi de trouver un titre. En particulier lors d’un séjour à Alep fin janvier où j’ai achevé mon manuscrit…Ce conflit a éclaté il y a tout juste 6 ans. Il a mis à bas les infrastructures du pays, déplacé plus de la moitié de la population syrienne, forcé ses élites à l’émigration et fait près de 400 000 victimes selon moi. Admettons que les revendications de départ aient été aussi celles de davantage de partage des richesses et de libertés publiques (je crois qu’elles ne furent pas essentielles ni générales): le résultat est tout autre.

La Syrie, jadis relativement épargnée par l’extrémisme sunnite, est devenu un de ses sanctuaires, le niveau de vie s’est effondré et la corruption s’est généralisée. Les politiques et les intellectuels qui s’étaient beaucoup investi (surtout verbalement il faut le dire) dans un conflit qui «fonctionnait» très bien pour leur univers mental post historique et droits-de-l’hommiste ont vu toutes leurs prévisions déjouées, leurs actions entravées. Tout ça pour ça… C’est-à-dire devoir se résoudre à admettre que la Russie faisait peut-être partie de la solution, que le départ d’Assad n’était peut-être pas un préalable réaliste (même Emmanuel Macron, véritable machine à recycler les néoconservateurs français l’a reconnu) et qu’enfin entre deux maux il faut choisir le moindre… Tout cela aurait pu être évité. Voilà où nous en sommes aujourd’hui . A Palmyre, des dizaines de frappes américaines ont précédé la reprise du site par les forces spéciales russes, les Syriens et même le Hezbollah. En prévision de l’assaut sur Raqqa, les Marines sont en train de se coordonner avec les Russes, tandis que les Kurdes entraînés par le Pentagone ont fait leur jonction avec l’armée syrienne.

Vous écrivez que le conflit syrien interroge les pays européens, et notamment la France, sur leur politique intérieure. Quel rapport peut-il y a-t-il entre cette lointaine guerre et ce qui ses passe sur notre sol?

En bon lecteur de Philippe Muray, découvert à la fin des années 1990, je me suis remémoré cet aphorisme glaçant de vérité et d’une cruauté jubilatoire, dans un texte intitulé «Chers djihadistes»: «Nous vaincrons parce que nous sommes les plus morts». J’ai voulu m’intéresser aussi dans ce livre à ce que le conflit syrien signifiait aussi pour nos sociétés occidentales, parce qu’à travers la violence terroriste et la masse des départs pour le «Cham», ce sont les questions du tragique, de la mort et du sacré qui ont ressurgi. Diplomatie, islam, immigration: il a fallu la Syrie pour que ces questions, enfouies et cloisonnées, reviennent sur le devant de la scène. Je les aborde largement. Il ne s’agit pas d’un appel à la croisade, ni même d’une dénonciation mais d’un essai d’intelligibilité du phénomène.

A l’inverse d’un Manuel Valls, je ne pense pas qu’expliquer soit une façon d’excuser. Un peu de sciences humaines ne fait jamais de mal. Tout se passe comme si les sociétés occidentales ne pouvaient pas penser le djihadisme en dehors du registre de la psychiatrie. Face à la violence, notre société ne veut voir que la marginalité. Le djihadisme serait ainsi un sous produit de la délinquance, de la frustration, voire une forme de folie. Ce refus de prendre au mot les djihadistes signe le vide abyssal des réponses à ce phénomène mondial et nous empêche de voir que notre post modernité, liquidatrice du sacré, du tragique et donc de la mort alimente en retour cette expansion. L’incapacité à penser la dimension religieuse du phénomène en l’évacuant ou en la minorant a ceci de tragique qu’elle s’accompagne simultanément d’un discours normatif sur la religion musulmane, à l’aune de nos valeurs post modernes. Dans la peur panique qui suit chaque attentat en France, il est une priorité: déclarer que ces actes «n’ont rien à voir avec l’islam». En niant la singularité de l’engagement des djihadistes, il s’agit d’en faire des produits de la modernité. Des hommes ordinaires en somme, aussi dépravés que nous. Ainsi la violence ne peut être que marginale, le fait de «loups solitaires», parce qu’il est impensable que l’Autre ne puisse adhérer à notre système de valeurs dont le cœur est précisément la relativité de toute valeur! Si tout se vaut, si rien ne compte, si l’avenir radieux de l’humanité se limite à une fusion dans le grand tout consumériste et cool, alors quand le «barbare» fait irruption, y compris en notre sein, nous sommes incapables de le nommer. Nommer l’ennemi c’est précisément définir ce qui nous distingue, ce qui nous discrimine, c’est tracer une frontière, une limite même normative, c’est s’affirmer contre, toutes choses auxquelles la culture contemporaine a décidé de renoncer…

Vous dites que la France est devenue inaudible concernant le Moyen-Orient. Après le tournant «atlantiste» opéré par Nicolas Sarkozy, la France doit-elle retrouver une diplomatie indépendante, d’inspiration gaulliste?

Il est de bon ton de ranger le «gaullisme» en diplomatie au rayon des vieilles lunes du passé. C’est le sentiment général qui prévaut parmi les élites diplomatiques françaises en particulier: c’est quelque chose de très frappant. Même le «gaullo-mitterrandisme» est synonyme de ringardise… Pour autant, je pense que le gaullisme est un mot un peu creux et en l’espèce, la fameuse «politique arabe» de la France fut surtout une série de «coups» assez erratiques et surtout symboliques. Quoi qu’il en soit, tout le monde comprends bien ce que cela signifie: une forme de réalisme, de pragmatisme et surtout une capacité à parler avec tous qui n’est pas donnée à toutes les nations. Ce qu’il faut absolument éviter c’est l’hémiplégie. Dans un chapitre, je pose la question suivante: la France est-elle une puissance sunnite? La dernière note du CAPS, proprement ahurissante, révélée par votre journal semble répondre favorablement à cette question: Paris doit être le protecteur des intérêts des pays du Golfe face à l’émergence iranienne.L’équilibre doit être recherché en toutes choses, c’est l’apanage des nations libres.

On nous dit souvent que le monde a changé. Le mantra du «bougisme» a fait des émules, y compris en politique étrangère: à l’heure de la mondialisation, il faut s’adapter, «être en marche» en quelque sorte, avec un prisme «business» assumé et revendiqué par Laurent Fabius notamment. Cette pensée hors-sol, qui s’apparente davantage à une forme d’impératif catégorique, est non seulement contre-productive mais aussi et surtout totalement à contre-siècle: toutes les évolutions géopolitiques depuis quinze ans démentent la fable de la fin de l’Histoire et de l’intégration du village planétaire. Contrairement à ce qui était annoncé, il n’y a pas eu d’effet de cliquet de la globalisation. Small is beautiful: l’OMC est en train d’agoniser au profit de traités bilatéraux, l’Union Européenne se retrouve à 27 et reparle de frontières, les Etats-Unis relocalisent. C’est un monde tout à fait adapté aux dimensions de notre pays, cette «grande puissance moyenne» dont parlait Giscard, au destin mondial et en même temps capable de s’appuyer sur son pré carré.

Vous dites que ce qui se joue en Syrie, c’est le basculement vers un nouvel ordre international …

En Syrie se joue exactement ce que d’aucuns prévoyaient avant même le premier mandat de Barack Obama: un lent redéploiement de la puissance américaine ou en tous les cas une hésitation stratégique majeure, propice à une percée des puissances émergentes sur le retour. Se joue aussi sur le théâtre syrien, la progressive paralysie de l’Occident, entravé dans ses actes mais aussi ses mots, voulant ignorer les réalités et projeter ses fantasmes sur un monde qui lui échappe. Ce que n’ont pas voulu voir les «néo-atlantistes» c’est que le monde a changé. Faute d’avoir une vision globale des mouvements tectoniques qui agitent discrètement l’échiquier mondial, les politiques se sont lourdement trompés. Attention, je ne dis pas que le basculement est brutal et d’ores et déjà accompli. Je ne crois pas par exemple au déclin parfois annoncé de l’Amérique et au risque de surprendre, je développe dans le livre l’idée que Donald Trump validera une partie des grandes inflexions de la politique d’Obama, en particulier sur le dossier syrien.

Je pense également que la Russie que d’aucuns attendent comme certains pouvaient attendre l’Armée Rouge pour régénérer l’Occident capitaliste décadent autrefois se font des illusions: Moscou n’a pas d’ambitions mondiales mais une stratégie surtout régionale en fait au Moyen Orient, menée avec une relative économie de moyens, une incontestable efficacité mais le tout sous la contrainte et dans un moment de latence de l’hegemon américain. La puissance américaine est capable de s’adapter, c’est tout. Elle continue d’inspirer la grammaire technique, économique et idéologique de la mondialisation. Mais il est des moments, dont il faut savoir se saisir, où ses inflexions coïncident avec nos intérêts. La conférence d’Astana, est venue le montrer: alors que depuis un demi-siècle, les conférences ayant trait au Moyen Orient se tenaient ordinairement en Europe ou aux Etats-Unis, c’est le Kazakhstan qui a accueilli la dernière rencontre des parties syriennes.

Quelle est la situation actuelle en Syrie? Une paix prochaine est-elle envisageable?

La paix en Syrie sera au moins aussi compliquée à gagner politiquement que la guerre le fut militairement. On peut dire d’ores et déjà que le conflit est terminé dans sa dimension politique: les forces loyalistes, épaulées par la Russie, l’Iran et le Hezbollah ont ôté tout espoir de voir se constituer une alternative à Bachar el Assad. LL’intervention directe de la Russie depuis 2015 et l’installation durable de bases militaires en Syrie par Moscou à Tartous et à Mheimim notamment, laissent penser que l’Etat syrien est sauvé. Contrairement à ce que pensent tous les think tanks américains, il n’y aura pas de canton sunnite sous protectorat américain dans l’Est syrien: Russes et Syriens sont bien décidés à reprendre cette zone stratégique pour les ressources qu’elle recèle: ils s’y emploient actuellement avec succès avec une progression fulgurante vers l’Euphrate. Quant à l’Irak voisin, il ne s’interdira pas d’aller participer à la curée.

Mais la question des relations entre les alliés de Bachar al Assad se posera naturellement. Non pas que la Russie et l’Iran soient incapables de s’entendre mais il existe déjà des divergences sur l’après guerre: les Russes souhaitent un système plus fédéral, les Iraniens plus de parlementarisme. Les Syriens récusent les deux options quant à eux: ils savent bien que le conflit a écorné le centralisme baasiste et favorisé les potentats locaux du fait de la dissémination de l’outil militaire.

En revanche des signes inquiétants de la prorogation d’un conflit de basse intensité demeurent: les quantités d’armement déversées par tous les belligérants, souvent en provenance de l’étranger (livraisons russes, iraniennes, mais aussi matériel offensif livré à la rébellion, y compris par les services occidentaux, français mais aussi américains) laissent augurer de potentialités de violence et d’une transformation radicale des conditions de vie à terme dans la région. Pour d’autres nations, la Russie et la Chine notamment, mais aussi pour les pays membres de l’Otan, il y va désormais d’une question de sécurité, le territoire syrien étant devenu le réservoir mondial d’un terrorisme dont les métastases ont tendance de surcroît à essaimer le long de l’«arc des crises», cet anneau qui court du Pakistan à la Côte d’Ivoire désormais.