Syrie : une guerre pour les autres

Politique américaine, rôle de l’Iran, intérêts régionaux : quels sont les tenants et les aboutissants d’un conflit à l’importance planétaire ? Excellent entretien de Valeurs Actuelles avec Frédéric Pichon, docteur en histoire contemporaine, spécialiste de la Syrie.

Plus de six ans de guerre. Officiellement plus de 300 000 morts. Des millions de réfugiés et de déplacés. Des infrastructures détruites. Un patrimoine historique et culturel dévasté. Désastreux, le bilan de la guerre en Syrie ne cesse de s’alourdir au fi l du temps. « Catalyseur » et « révélateur de basculements inédits de l’ordre international », le conflit a pourtant été « traité avec une grande légèreté », déplore Frédéric Pichon. Spécialiste du Moyen-Orient, en particulier de la Syrie, enseignant en géopolitique et chercheur associé à l’université François-Rabelais de Tours, il révèle dans son nouvel ouvrage les dessous d’un affrontement à l’importance devenue globale.

« Un bond de 40 ans en arrière »

Votre livre s’intitule Syrie, une guerre pour rien. Le conflit qui secoue ce pays ces dernières années n’est donc qu’un énorme gâchis ?
Je connais la Syrie depuis quinze ans et j’avais vu les progrès réalisés à la fin de la décennie 2000 en termes économiques et politiques, qui avaient abouti à une forme timide d’ouverture, progrès que la France avait accompagnés. Tout cela a été remis en question par le conflit : un bond de quarante ans en arrière a été fait au niveau des infrastructures, de la santé et de la sécurité. La Syrie s’est vidée de ses forces vives.

Or, avec une analyse correcte, nous aurions pu empêcher dès le départ qu’elle ne devienne ce tragique maelström, tout à la fois foyer de radicalisation et d’islamisme et terrain de jeux de toutes les puissances régionales. Certains ont ainsi oublié que la Syrie n’est pas l’Afghanistan. Dans ce dernier pays, les États-Unis s’étaient aventurés à financer un certain nombre d’extrémismes pour lutter contre l’Union soviétique. Mais ce jeu dangereux s’est retourné contre nous en Syrie, bien plus proche de nous… Jusqu’en septembre 2015, la France s’est interdit de frapper l’État islamique dans ce pays pour ne pas aider Bachar al-Assad, ce qui était une manière de ne pas s’attaquer au problème tout en le dénonçant. L’histoire jugera très sévèrement la légèreté et le dogmatisme des hommes politiques français.

Pourtant, « la focalisation sur l’État islamique est un leurre », avertissez-vous. Pourquoi l’organisation terroriste ne serait-elle qu’un « tigre de papier » ?
L’État islamique aurait pu et dû être éradiqué depuis bien longtemps. Il ne l’a pas été car certaines puissances régionales et mondiales se sont servies de celui-ci pour faire avancer leurs propres agendas régionaux. Pour les Saoudiens, par exemple, cela a été une manière de freiner les ambitions iraniennes en Irak puis en Syrie. La Turquie, elle, a profité de l’État islamique pour freiner les ambitions kurdes.

À rebours des néoconservateurs, qui la qualifiaient d’hésitante, je pense que la politique de Barack Obama a été la meilleure pour la région. Les partisans de l’interventionnisme lui reprochent d’avoir empêché une chute rapide de Bachar al-Assad, notamment par son refus de frapper l’armée syrienne, en septembre 2013, après l’attaque chimique d’août. Or, l’ancien président américain a dû solder les comptes de l’ère Bush et du fiasco irakien. Et que ce soit au sujet de la Libye ou de la Syrie, il a compris que l’Amérique n’avait que des coups à prendre à s’engager sur le terrain : “No boots on the ground.” Il a, dans le même temps, considéré que ses alliés sur place, les monarchies du Golfe, n’étaient ni fiables ni loyaux et utilisaient les États-Unis pour leurs guerres confessionnelles. Barack Obama avait posé un bon diagnostic. Je crains que nous le regrettions.

« On ne peut écarter aucun scénario » à propos de l’attaque au gaz sarin

Quelle analyse faites-vous de la frappe d’une base aérienne du régime par Donald Trump, dans la nuit du 6 au 7 avril, conséquence de l’attaque chimique survenue à Khan Cheikhoun, le 4 avril dernier, attribuée au régime d’Assad ? Vont-elles marquer un tournant dans le conflit ?
Le président américain a pris tout le monde de court avec cette frappe, mais, en analysant le contexte, sa décision n’est pas si surprenante que ça. Donald Trump n’a jamais fait mystère de son intention de régler ses comptes avec Obama. Tout au long de sa campagne, il n’a eu de cesse que de dénoncer l’accord sur le nucléaire iranien. Il a voulu également prouver à ses électeurs que l’Amérique est de retour et qu’il n’est pas le vassal des Russes. Cela a donc été, en réalité, aussi une opération de politique intérieure, qui ne devrait pas remettre en cause la priorité de la lutte contre l’État islamique. Il faut cependant rester prudent et ne rien exclure, car des militaires de l’administration Trump conservent aussi l’idée de mettre sur pied une coalition de troupes arabes locales qui opéreraient à partir de la Jordanie pour renverser Assad ou, au moins, occuper une partie du Sud-Est syrien. Cela serait problématique, car les Russes sont déjà sur le terrain…

Quant à l’attaque chimique en question, on ne peut écarter aucun scénario, même si le moment politique et militaire a de quoi surprendre : ni Damas ni Moscou n’avaient a priori un quelconque intérêt à saborder ainsi leurs positions. Ce qui importe est qu’elle est un fait acquis pour les Américains et les Français, et cela change complètement la donne. Elle constitue, en effet, un tournant dans la mesure où tout le capital politique russe et syrien accumulé depuis la reprise d’Alep, en décembre, s’est évaporé en trois jours : Assad n’est désormais plus légitime pour rester au pouvoir et les Russes ne représentent plus ces alliés sur lesquels on était contraint de s’appuyer pour sortir de la guerre. Il faudra du temps et peut-être malheureusement d’autres évènements sanglants en Europe pour restaurer cette légitimité et que l’on prenne enfin à bras-le-corps le problème.

Depuis l’accord sur le nucléaire avec les membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne, le 14 juillet 2015, l’Iran redevient incontournable au Proche-Orient…
Derrière la question du nucléaire iranien se trouve l’enjeu de reconnaissance de la puissance d’un pays de 85 millions d’habitants. Celui-ci a, en effet, accepté de mettre sous le boisseau son programme nucléaire pour, en contrepartie, être réintégré dans le concert mondial. Le calcul d’Obama a été d’opérer comme Nixon avec la Chine, dans les années 1970 : en tendant la main à l’adversaire, on escompte qu’il va s’adoucir et se responsabiliser. C’est un énorme défi , car ce retour sur la scène régionale suscite de fortes réticences, notamment de la part des pays du Golfe, de l’Arabie saoudite en particulier. Cette dernière ne pèse, en effet, pas lourd face à l’Iran, ni militairement ni démographiquement. Israël refuse aussi cette réintégration de l’Iran par peur d’un “arc chiite” un peu mythifié. Ses frappes en Syrie ont ainsi uniquement ciblé le Hezbollah et les Pasdaran, les troupes des gardiens de la révolution iranienne. Mais, il ne faut toutefois pas exagérer le poids diplomatique des pays du Golfe, malgré l’état de vassalisation de la classe politique française vis-à-vis de ces pays. Car il ne faut pas négliger les appétits purement économiques des entreprises françaises ou américaines, qui voient dans l’Iran un grand marché dans lequel faire des affaires.

L’Iran, soutien de poids à la Syrie

Quel rôle a joué l’Iran dans le conflit syrien ?
Le conflit lui a permis de renforcer ses positions en Syrie. Il y avait déjà de très bonnes relations entre Damas et Téhéran, dès l’époque de Hafez al-Assad, en raison de la recherche par Téhéran d’une continuité territoriale avec le sud du Liban et de la capacité à pouvoir accéder à la Méditerranée. Avec la guerre, des troupes iraniennes se trouvent désormais sur le territoire syrien, accentuant ainsi la présence militaire perse. De plus, il ne faut pas oublier la dimension religieuse : si la Syrie pèse peu du point de vue démographique, avec seulement 400 000 chiites, elle importe du point de vue symbolique avec deux sanctuaires chiites très importants à Damas : Sayyidat Zaynab et Sayyidat Ruqayya. Les Iraniens ont d’ailleurs tendance à surinvestir ce champ religieux afin de renforcer leur légitimité et jouent sur les référents religieux pour drainer des combattants en Syrie, y compris des chiites afghans comme les Hazara. Sur le plan économique, l’Iran a ouvert des lignes de crédit très importantes à l’État syrien dès le début du conflit — l’équivalent de 4 milliards de dollars annuels, surtout en nature. C’est essentiellement grâce à cela que le régime ne s’est pas effondré, car, très vite, il avait été mis sous embargo. Téhéran veut donc désormais un retour sur investissement. En janvier dernier, un accord a été conclu avec le gouvernement syrien sur l’ouverture d’un certain nombre de secteurs aux entreprises iraniennes et également au sujet de facilités portuaires. Il faut noter qu’avant la guerre, la Syrie était un bon élève du Fonds monétaire international. Mais en s’insérant dans la mondialisation, l’État a renforcé la polarisation du territoire sur les grandes villes au détriment des campagnes alors que, dans le même temps, une sécheresse sévissait. Les gens qui ont pris les armes furent essentiellement des ruraux. Toutes choses égales par ailleurs, l’analyse de Christophe Guilluy sur la fracture entre la France périphérique et la France des métropoles fait aussi sens en Syrie pour la plupart de ses territoires, même si elle n’explique pas le loyalisme des Druzes ou les calculs politiques des Kurdes. Le gouvernement syrien représente une forme de la bourgeoisie qui se défend, et ce, au-delà de la communauté alaouite. C’est d’autant plus paradoxal qu’à l’origine, le socle du régime reposait sur les périphéries et que le parti Baas avait joué le peuple contre la bourgeoisie pour arriver puis se maintenir au pouvoir. La situation s’est désormais renversée.

Quel avenir pour l’État syrien ?
Le parti Baas est le grand perdant du conflit et la paix va être aussi difficile à gagner que la guerre… Jusqu’à très récemment, il n’était pas question d’un départ de Bachar al-Assad avant la fin de son mandat, en 2021. Personne n’a vraiment d’idée sur ce que devrait être la forme politique de la Syrie lors de son départ, mais tous sont d’accord sur le fait qu’il faut éviter une cantonisation officielle ou officieuse de la Syrie. Plusieurs projets différents s’échafaudent de part et d’autre. La Russie envisage un projet fédéral avec des zones où d’anciens chefs rebelles détiendraient des parcelles de pouvoir sur le modèle de ce qui a été fait en Tchétchénie. L’Iran, lui, souhaite un système politique plus parlementaire, ce qui obligerait à un découpage de circonscriptions très complexe étant donné la mosaïque communautaire qui compose la Syrie, un peu comme le modèle libanais. Les responsables syriens, eux, restent fondamentalement des nationalistes et ne conçoivent pas leur pays autrement que sous une forme unitaire et très centralisée. Gouverner la Syrie dans un contexte d’autonomies fait courir le risque d’un éclatement du pays. Car aucune zone n’est viable sans les autres. Le risque actuel est que Deir ez-Zor tombe entre les mains de l’État islamique, une fois ce dernier chassé de Raqqa. Cela lui permettrait de prolonger ainsi sa vie…

Syrie, une guerre pour rien, de Frédéric Pichon, Les Éditions du Cerf, 192 pages, 16 €.