Mort de Johnny Hallyday : un consensus, un mythe, une révolution française

Johnny Hallyday est mort. Depuis le temps, avec ses suicides, ses cancers, ses comas, on n’y croyait plus trop. On se disait que c’était pour la promo et que Jean-Claude Camus, ou un autre manager, ou Laetitia, nous diraient quand allait débuter la prochaine tournée. Un survivant c’est fait pour survivre, après tout. Et puis non. Il s’est tu, pour de bon. Ca fait drôle. Les fans sont désormais condamnés à vivre dans un monde sans Johnny, comme Fabrice Lucchini dans Jean-Philippe, ce très joli film. Les autres, les Johnnystes passifs, sont agacés par le coassement des hommages et la fumée des encens, mais beaucoup ne laissent pas de s’avouer un peu déboussolés par son départ. Même si certaines en ont un peu honte, toutes les femmes de France et de Navarre ont dansé sur Johnny Hallyday. Benoît Hamon, Marine Le Pen et Jean-Pierre Raffarin sont en deuil. Le Monde fait une sélection des dix titres de lui qui auraient marqué la chanson française. C’est un consensus étrange en France, peut-être le seul.

Johnny Hallyday mort : mythe et consensus pour tous les Français

Des roselières du Médoc aux pécées du Jura, de l’extrême gauche à l’extrême droite, on bute sur cette sympathie profonde que rien ne justifie. Le gros d’un peuple, à son corps défendant, tient à Johnny Hallyday. Avec la mort de l’idole des jeunes, trois générations ont eu un frisson. Comme si cette figure extraordinaire avait survolé et suturé ensemble les époques qu’elle a vécues, opérant une révolution inattendue.

Johnny fait partie des meubles depuis cinquante ans. Il était là avant l’immigration et le sida, il était là quand on a marché sur la Lune, là pour l’invention du portable, de l’internet, il triomphait déjà avant la pilule et James Bond. A l’époque, il était le troisième Français le plus connu derrière De Gaulle et Brigitte Bardot. C’est le dernier artiste vivant qu’ait félicité dans sa loge un maréchal de France, en l’espèce le maréchal Juin, l’homme qui vainquit la Wehrmacht au Garigliano et ouvrit aux alliés les portes de Rome. Johnny, c’est en quelque sorte la France, et la France où il parut, celle des années cinquante neuf à soixante deux, comptait encore beaucoup dans le monde.

Les années soixante et la révolution des jeunes

Elle sortait de la longue guerre 1914-1962, un demi siècle de combats étrangers ou civils, toujours fratricides, qui lui avaient fait perdre son rang et son sang. Elle se reconstruisait de ses ruines tout en se défaisant douloureusement de son empire colonial, et en profitant fiévreusement d’une période de croissance matérielle qu’un journaliste économique nomma plus tard les trente glorieuses. C’était une France entre Jour de Fête et Playtime, entre Zavatta et Raymond Bouygues entre Marcel Aymé et Alfred Sauvy.

Coincée entre l’empire américain et l’empire russe, l’Europe perdait sa suprématie, ses repères, ses habitudes, ses croyances. Elle commençait à bouger comme jamais depuis le néolithique. Une génération exceptionnellement nombreuse découvrait un nouveau monde en sortant d’habitudes millénaires. On inventa le jeunisme. Tout ce qui était jeune était bon. Il fallait vivre avec son temps, c’était le progrès. Les jeunes aimaient le pont de Tancarville, les Triumph décapotables, le France, la caravelle, les DS, les barres de Sarcelles, le béton, le formica, le verre, le skaï. Les bulldozers rasaient le centre sale des villes. Du passé l’on faisait table rase. L’éclosion de Johnny Hallyday est contemporaine de Vatican II, un peu antérieure à la loi Neuwirth autorisant la pilule. Le bruit du yéyé couvrait l’effondrement d’une civilisation.

Le yéyé, une transe française

Un soir déjà chaud de juin 1963, six ans avant Woodstock, alors que les fleurs de tilleul parfumaient les avenues de Paris, cent cinquante mille jeunes parmi lesquels on comptait un tiers d’adultes, se massèrent place de la Nation pour écouter un concert gratuit organisé par Europe Numéro 1. La presse parla de révolution. Il y eut quelques violences qui paraîtraient aujourd’hui minimes mais qui engendrèrent à l’époque de volumineuses polémiques. Le sociologue Edgar Morin salua, dans deux articles du Monde écrits au kouign-amann et à l’huile de coprah, le temps des yéyé. Le chroniqueur Philippe Bouvard posa cette question : « Quelle différence entre le twist de Vincennes et les discours d’Hitler au Reichstag ? »

Johnny était le chouchou de SLC, le chanteur qu’on matraquait, comme un leitmotiv, comme une propagande, l’icône comme on ne disait pas alors, d’une classe d’âge qui s’apprêtait à prendre le pouvoir. Il devait se détacher, durer, devenir un mythe vivant, le premier de ce genre en Europe, avant les Beatles, qui ne passaient pas encore en première partie de Sylvie Vartan à l’Olympia.

Johnny Hallyday, moderne joueur de flûte de Hamelin

Depuis on l’a vu dans tous les rôles, pour tous les âges, toujours moribond, toujours ressuscité, tel un phénix fourbu. Roger Théron, qui s’y connaissait en stories et qui lui a consacré cinquante couvertures de Paris Match, expliquait : « C’est sa vie qui fait vendre. » Les gens du show bizz rock l’appelaient le taulier. Les électriciens savaient qu’il n’y avait pas besoin de l’accompagner d’un faisceau de lumière pour son entrée en scène : il existait même dans le noir. Une fois sur les planches, même sans sa sono qui vous bousillait les oreilles et ses projos qui grillaient les yeux, il était le maître absolu. Jimmy Hendrix l’avait noté : « Johnny Hallyday est l’un des plus grands manipulateurs de public de tous les temps. On n’a jamais vu un type tenir le public dans la paume de sa main comme il le fait. »

Son pouvoir était magique. Il s’était composé un personnage de grand prêtre et pratiquait sur d’immenses autels devant d’innombrables foules un rituel sacrificiel. Moderne joueur de flûte de Hamelin, il emmena ses fans envoûtés, une part de la société française, vers leur destin.

Johnny Hallyday, dernier des grands timoniers

Cette force qui va, cette voix qui porte, ce mythe, à quoi auront-ils servi ? Réponse : à faire la révolution ! Les jeunes dont il était l’idole ont enfanté ceux d’aujourd’hui. Il a mené la révolution des Teen Agers (On ne disait pas millenials). Avant les printemps arabes ou celui de Prague, avant la révolution de jasmin, des œillets, de velours, il y eut la nuit de Paris, le printemps des guitares. Et Johnny en fut en Europe le premier meneur. Bien avant les Beatles ou les Stones. En tant que Français le plus entendu et le plus écouté, il est l’inspirateur d’un tremblement de terre sociologique, esthétique et philosophique dont on n’a plus idée aujourd’hui. Avec la révolution yéyé, il lance dès les années soixante, en pleine guerre froide, l’hédonisme des vaincus, le divertissement des masses, les hymnes à la fraternité universelle et le jeunisme moralisateur qui triomphent aujourd’hui dans la mondialisation.

La révolution du bruit a détruit l’Europe traditionnelle

On a trop insisté sur le volet sexuel de cette révolution pour que je m’y attarde. Le sexe fut le moyen de la révolution, non sa fin. Je me concentrerai sur son côté auditif. Johnny Hallyday, garçon bruyant, fut le premier fifre de la fanfare révolutionnaire des teenagers. Et le soulèvement des ados fut d’abord un vacarme épouvantable, une révolution du bruit menée au son des guitares, des motos, des jingles radiophoniques, inventés pour l’occasion.

L’oreille européenne subissait alors une terrible série d’agressions : remplacement des sons quotidiens d’origine animale et humaine, et des bruits d’outils servis à la main, par le moteur ; grondement permanent des voitures ; ubiquité du transistor ou du teppaz ; musique atonale ; yéyé. Beaucoup d’adultes se rebiffaient, certains sketches de Pierre Etaix en témoignent. De Gaulle voulait envoyer Johnny Hallyday casser des cailloux, d’autres préféraient l’enfermer.

Rupture par consensus de l’autorité paternelle

Mais la futilité un peu folle de la transe qu’il provoquait fit son efficacité. La forteresse Europe et sa civilisation avaient été attaquées maintes fois au cours des siècles par toutes sortes de hordes, d’armées et de doctrines, mais ces objets contondants avaient en gros glissé sur la carapace. Le vide yéyé allait rentrer dans ce bunker moral comme dans du beurre. Des jeunes disaient simplement aux papas plus dans le coup de les laisser twister. D’un coup tomba ce que tenaient ensemble le gentilice romain, le quatrième commandement, la loi salique et l’ordre des grands-mères : l’autorité du père.

Johnny Hallyday avait ouvert la brèche : pour reprendre les mots de Keith Richards des « petits fantasmes d’adolescents » devinrent « une façon de vivre ». S’ouvrit dans l’histoire de l’Europe une rupture inouïe. Le yéyé fut l’arme de destruction massive et instantanée de la civilisation européenne. Des décennies après, les sociologues ont dénombré les effets de cette déflagration. Parmi eux on compte la délégitimation de l’Etat nation, de l’Etat tout court, des religions dogmatiques et de leurs morales, de la famille traditionnelle, et à l’inverse le progrès des identités multiples et du sentiment d’appartenance globale.

Derrière le mythe de 68, la réalité de la révolution yéyé

C’est bien plus important que mai 68. 1968, phénomène étranger au yéyé et à Johnny, fut un échec. Il régressa vers de vieilles idéologies, s’inspirant de gloires passées, Marx, Freud, Reich, Marcuse, quand les yéyés avaient propagé en se jouant modernisme, écologisme et antiracisme qui devaient devenir les trois piliers de notre conscience planétaire. Le yéyé fut une révolution par le spectacle et du spectacle, une révolution tout court – 68 ne fut que le spectacle d’une révolution.

Johnny, dans tout ça, a acclimaté en France une musique métisse venue d’Amérique, ce qu’il appelle le « blue eyes blues », toutes les influences s’y enrichissant mutuellement et toutes les races s’y rencontrant.

Johnny chante la fonction intégratrice du blues. La musique l’a fait accepter, lui le saltimbanque venu de nulle part, elle fera s’accepter mutuellement tous les hommes, toutes les femmes, les riches, les pauvres, les Noirs, les Blancs. Le blues rassemble toute l’humanité. La révolution johnnyenne est antimarxiste, le johnnysme est une idéologie de rassemblement. L’Amérique étant la patrie du blues comme l’URSS était celle du socialisme, grâce à elle et Johnny son prophète, le monde est en train de devenir un.

Johnny Hallyday a bouleversé la métrique française

Un, par la langue. L’anglais que le pseudonyme de Johnny Hallyday postule. Que la culture rock acclimate en France. Qui a entièrement grignoté le concours de l’Eurovision. Johnny aura été le cow-boy de Troie de cette invasion. Il a été le principal vecteur de l’américanisation de la chanson française, c’est pourquoi d’ailleurs sa carrière internationale s’est arrêtée : il n’apportait rien de français à l’étranger, à la différence d’un Aznavour.

Un par les valeurs dites démocratiques.

Un par la façon de s’habiller.

Un, enfin par le rythme. Le musette et la variété française ont quasiment disparu pour faire place à la pop inspirée du rock. Ce fut la fin des musiques autochtones antérieures, le grand remplacement de la métrique européenne. Nos octosyllabes, décasyllabes, alexandrins, fixés dans la langue et dans le corps des Français depuis le moyen âge ont cédé devant un rythme imposé mondialement.

Johnny Hallyday, victime française de la révolution antiraciste

Etrange Johnny Hallyday. Pas plus que l’homme ne ressemblait au mythe, pas plus ce porteur de révolution n’était un révolutionnaire. C’était un beauf, un franchouillard, un réactionnaire qui porta en mai 1974 un brin de muguet à Anne-Aymone Giscard d’Estaing en expliquant : « J’ai toujours été de droite ». Mais il fut pris depuis en main dans les années 80 par le gang antiraciste. Ca lui garantit malgré ses bourdes le statut de vieux sage inattaquable, de patron viager du rock français, en échange de quoi il mettait ses fans en garde contre le risque « nauséabond ». Parce qu’il n’avait pas lu Finkielkraut, l’antiracisme signifiait pour lui que l’humanité est formée d’enfants de Dieu égaux en dignité : il n’avait pas pris garde que c’est aujourd’hui une arme politique. C’est donc par inadvertance qu’il a lâché son camp, la France d’en bas. Pourtant, parfois lui revenait une opinion spontanée, il « dérapait ». Vieil homme soucieux, il se promenait dans des ruines qu’il avait en partie provoquées. Pareil à ceux qui déplorent les effets dont ils ont aimé la cause, et dont Dieu se rirait à en croire Bossuet.

Pour finir, ayant vécu exilé fiscal ou moral à Saint Tropez, Gstaad et Los Angeles, il est revenu mourir à Marnes la Coquette, dans la maison qu’il avait acheté pour sa mère. Il aurait pu paraphraser une réplique célèbre des Tontons flingueurs : les Amériques, c’est bon pour y dépenser du carbure, à la rigueur pour y vivre, mais, question d’y laisser ses os, y a que la France.
Pauline Mille pour Reinformation.tv

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