La théorie du genre n’a pas fini de vous surprendre…

Article lu sur lacropole.info :
Nous avions fait un point sur la théorie du genre dans notre précédent article, en passant en revue leurs principales positions doctrinales. A présent, nous voudrions vous exposer quel est le but auquel aspire le féminisme radical et quelles sont les stratégies choisies et mises en place pour y parvenir.

Les ambitions de la théorie du genre

Les théoriciens du féminisme radical ont pour ambition « de faire éclater définitivement le dualisme des genres et même des sexes qui ne sont que des oppositions idéologiques, visant toujours à l’oppression de l’un par l’autre. Par ce biais, ils pensent se débarrasser une fois pour toutes des problèmes d’identité sexuelle et instaurer une régime de pleine liberté 1 ». Déconstruire pour reconstruire.

Il va s’agir dans un premier temps de « désontologiser » le genre, terme ô combien éloquent puisque l’ontologie est l’étude de l’être dans sa constitution et ses principes stables, universels. Les féministes dénoncent par là le fait que le genre soit perçu comme un élément naturel, un principe constitutif de la personne. Ce sujet stable censé expliquer le lien existant entre le sexe, le genre, la sexualité et le désir, est en fait adroitement suggéré par la société : l’idée d’un Sexe naturel sert de prétexte à la société pour imposer l’hégémonie hétérosexuelle à des fins reproductives 2 .
La meilleure manière de dévoiler la supercherie est la mise en lumière de l’existence de personnes anormales : de ces personnes qui ne rentrent pas dans le système d’un sexe qui cause le genre, qui cause le désir. Par leur existence mêmes, ces personnes sont la preuve vivante du fait que l’idée d’une nature qui provoquerait de façon universelle des effets déterminés, est une pure construction. « L’identité étant fixée par des concepts stabilisants tels que le sexe, le genre et la sexualité, développe Monique Wittig, l’idée même de personne est mise en question par l’émergence culturelle d’êtres marqués par le genre de façon ‘’incohérente’’ ou ‘’discontinue’’, des êtres qui apparaissent bel et bien comme des personnes, mais qui ne parviennent à se conformer aux normes de l’intelligibilité culturelle, des normes marquées par le genre et qui définissent ce qu’est une personne 3 ».

Afin de libérer la personne de la « métaphysique du genre », les féministes radicales vont dans un deuxième temps élaborer diverses stratégies de déconstruction. Ces stratégies diffèrent grandement entre les matérialistes et la branche queer et suscitent de houleux débats dans leurs rangs. Néanmoins, chacun va travailler à déterminer le champ de la construction sociale, pour ensuite ébranler selon des techniques différentes le champ du naturel .

Avant d’exposer ces stratégies de déconstruction, nous vous présenteront le cadre conceptuel dans lequel elles s’insèrent en vous donnant un aperçu global des courants qui les soutiennent. Le féminisme universaliste ou radical se divise en deux courants principaux : le féminisme matérialiste et le féminisme dit « queer ». Préférant l’ordre chronologique, nous commencerons par le premier.

Les deux courants de pensée du féminisme radical et leur stratégie

Le féminisme matérialiste

Le féminisme matérialiste se constitue dans les années 70, c’est précisément avec lui que la deuxième vague du féminisme voit le jour ; il naît donc de ce désir de dépasser les conceptions dangereusement naturalisantes d’une bonne partie du féminisme de l’époque. D’abord hésitante, cette vague, qui était appelée à emporter plus tard beaucoup sur son passage, prendra une réelle ampleur lors de la création du Mouvement de Libération des Femmes .
Le féminisme matérialiste est représenté en France par la grande figure de Monique Wittig qui prit une part décisive à la construction du tout nouveau mouvement. D’autres noms demeurent à citer comme celui de Christine Delphy, Donna Harraway, ou encore Shulamith Firestone qui est considérée comme la fondatrice du mouvement universaliste aux USA et en Grande Bretagne. La liste est cependant loin d’être exhaustive.
Pourquoi ce terme de « matérialiste » dont se qualifient nos féministes ? Il ne s’agit pas d’un abus de langage, et s’il vous évoque la relative puissance marxiste de l’époque, c’est qu’il en avait, en effet, vocation. Le terme a été consciencieusement choisi en référence au matérialisme marxiste 4 .
« Le féminisme, nous apprend Christine Delphy, utilise le marxisme comme une analogie 5 ». Ce sur quoi l’école matérialiste met l’accent, c’est d’une part l’omni présence dans l’histoire humaine de groupes dont les intérêts sont antagonistes du fait de l’exploitation des uns par les autres, et d’autre part, l’hypothèse que les groupes ne sont pas constitués a priori, mais au contraire précisément par la domination. Bien entendu, les intérêts du marxisme et du féminisme sont très différents et parfois mêmes se heurtent franchement 6 . Néanmoins, le féminisme pourra reprendre certains outils conceptuels du marxisme, car « si Marx et ses épigones sont naturalistes en ce qui concerne le genre, ils sont par ailleurs constructionnistes ». C’est-à-dire qu’ils adoptent le point de vue « selon lequel les relations sociales sont la seule réalité matérielle de l’humanité – et non la  »nature » ou la  »technique » 7 ».
En bonnes matérialistes, nos féministes sont convaincues que le découpage de l’humanité en homme et femme ne consiste qu’en un rapport logique de relation, qu’en une lutte entre dominant et dominé. Comme l’a théorisé l’idéologie marxiste, ce rapport de classes sociales ne connaîtra de terme qu’à l’issue d’un affrontement à l’achèvement duquel naîtra la société paisible et sans classes 8 . Le féminisme matérialiste a un but : détruire la société hétérosexuelle, terreau de la domination de l’homme sur la femme.

Le lesbianisme, arme de destruction massive

Le féminisme matérialiste a la particularité, à première vue étonnante, d’être fervent promoteur du modèle lesbien. Le lien n’est pourtant pas apparent : Déjà, quel rapport avec le matérialisme ? Avec la lutte des classes ? Et ensuite, pourquoi promouvoir un modèle lorsqu’on est a priori opposé à toute forme d’obligation sexuelle ? Pourquoi enfin promouvoir un modèle qui se fonde sur le sujet Femme, alors qu’on lui nie toute pertinence ? La réponse se dessine à mesure que l’on comprend la portée stratégique du positionnement lesbien.
Monique Wittig va tout d’abord faire de l’identité lesbienne le symbole de la révolution féministe. Les lesbiennes représenteront désormais l’autonomie des femmes . Non pas des femmes existant en droit, mais des femmes existant de fait. Pourtant, la réelle valeur déconstructiviste du lesbianisme se situe encore ailleurs. En vérité le lesbianisme est une arme de destruction massive pointée contre le régime hétéro-sexiste. Les lesbiennes constituent une faille au régime politique de l’hétérosexualité en ce qu’elles sont la preuve vivante, d’une part que la personne de sexe féminin n’est pas un rapport à l’homme dans le cadre de l’hétérosexualité, et d’autre part que le désir est aléatoire, de tel sorte qu’il ne puisse plus apparaître comme le signe de la naturalité de l’hétérosexualité : « La lesbienne est le site de la « dé-nommination » et de la « dés-identification 9 » .

La théorie « queer »

La théorie queer est postérieure à la mouvance matérialiste, mais c’est sur le chemin déjà bien dégagé par celle-ci que la nouvelle venue va prendre ses marques. La théorie Queer vit le jour lors de la parution de l’éclatant Trouble in Gender qui fit l’effet d’une révélation dans le milieu féministe .
Le terme « queer » quant à lui, est assez étrange, « vraiment bizarre », du moins est-ce la traduction approximative que l’on peut en donner. Le terme était employé lorsque l’on voulait insulter les personnes homosexuelles ou transsexuelles et le courant queer s’en est revendiqué certes en provocation, mais bel et bien comme on le ferait d’une identité.
L’expression de théorie queer, elle, fut employée pour la première fois par Teresa de Lauretis en 1991 10 .
Profitons-en pour mentionner quelques grands noms, outre ceux précédemment cités : Beatriz Preciado auteur du célèbre Manifeste contra-sexuel et Marie-Hélène Bourcier.
Comme son frère aîné, le mouvement queer est une réaction contre les dérives essentialistes que connaissait à l’époque le féminisme. Afin de bien faire comprendre que le sexe n’est pas un substrat ontologique stable et signifiant par lui-même, la théorie queer insiste fortement sur la distinction entre le sexe et le genre : le sexe est un donné biologique indéterminé, le genre est un donné socialement construit et porteur de sens. Plus qu’à la relation hétérosexuelle, c’est à l’identité sexuelle que Judith Butler et avec elle les féministes queer vont s’attaquer. « Le positionnement queer résulte d’une déconstruction des identités sexuelles 11 ». En conséquence, les identités sont vides, sans contenu, si ce n’est celui d’une position dans le paysage politique .
La pensée queer est celle « de l’indifférence des sexes dans le déni de l’importance de la morphologie corporelle. Si on suit ce courant, il n’y a qu’un sexe, le même, semblablement mobile et polyvalent pour lesdits hommes et lesdites femmes. Ce n’est pas alors l’inégalité qui est contestée, mais la différence même, au profit d’un mouvement indéfini de différenciations 12 ». Le mouvement va, dans cette idée, se reconnaître à travers tous les anormaux de l’univers et se positionner pour les sexualités déviantes ou « queer »…

La culture des a-normaux

La théorie queer ne s’est absolument pas reconnue dans la stratégie élaborée par le matérialisme. L’idée d’utiliser l’identité lesbienne comme arme politique lui paraissait complètement hérétique si l’on peut dire, puisque le féminisme radical se distingue en ce qu’il voit dans l’identité « genrée » la source de toutes les injustices dont les femmes sont victimes.
« La priorité du mouvement queer » sera alors de « défaire les identités » en promouvant une « politique des multitudes », des anormaux, de tout ce qui est considéré comme sexuellement déviant. Elle entend de cette façon se positionner explicitement contre « les effets normalisants (…) « de toute formation identitaire » et, partant de l’idée « qu’il n’y a pas de base naturelle qui puisse légitimer l’action politique », elle veut réaliser cette « dés-ontologisation du sujet de la politique des identités » par le biais de la différence, de l’indéfini et du mouvant .  » Dés-identification  » (pour reprendre la formulation de Teresa De Lauretis), identifications stratégiques, détournement des technologies du corps et dés-ontologisation du sujet de la politique sexuelle, telles sont quelques-unes des stratégies politiques des multitudes queer 13 », permettant de dévoiler que le genre est une pure construction sociale : que le sujet est purement et simplement « en-genré ».

Dans l’inconnu d’un avenir de liberté

Inévitablement une question cruciale se pose : existe-t-il une nature pure de toutes déterminations ou bien la personne n’est-elle qu’une construction ?
Ôtez le masque, ôtez la personne et vous ne trouvez qu’un grand vide ou si vous voulez, une matière informe et insensée, car « (…) il n’existe pas de nature humaine : nous n’avons pas d’autres perceptions ou possibilités d’actions que celles données par la société, qu’on ne peut opposer aux  »individus » puisque nos propres personnalités et subjectivités sont construites par cette société. Il n’y a donc pas d’au-delà, ni d’ailleurs d’en-deçà, de la construction sociale 14 ».

Une telle doctrine n’est pas sans effrayer bon nombre de féministes. Accepter de perdre ainsi toute stabilité, tout repère identitaire et comportemental a tout de même de quoi rebuter, et nous avons effectivement vu les essentialistes, et notamment le courant du French Feminism 15 , bâtir une théorie de barrage à la vague de radicalité excessive que constituait l’ensemble des universalismes.
Les féministes radicales qui ont analysé ce phénomène de rejet n’y voient pas tant une incapacité intellectuelle à parvenir aux conclusions des prémices féministes, qu’une incapacité émotionnelle à les supporter. C’est ce masque, ce personnage qui est devenu nous-même à la manière d’un Lorenzaccio qui nous empêche de voir la vérité nue. Ce masque nous colle à la peau, il est notre peau, il filtre, forme nos pensées et nos réactions, il est comme devenu notre être : un être socialement élaboré de toutes pièces 16 . « Les individus n’aiment donc pas penser que tout cela dépend d’eux – qu’ils sont libres : ils ne sont pas prêts à renoncer à l’idée selon laquelle tout a été décidé d’avance pour eux quelque part dans leurs hormones et leur cortex. Ils n’aiment guère se sentir  »flotter librement », sans pouvoir justifier leurs goûts, qu’ils éprouvent comme des pulsions irrésistibles, par la nature 17 ».
Nous nous trouvons exactement dans la démarche existentialiste qui demande à chacun d’accepter l’absurdité de la condition humaine. Il ne s’agit pas ici, à proprement parler d’absurdité, mais du vertige qui prend l’être humain lorsqu’il est en proie au non-sens, mais, à peu de choses près, cela revient au même. « J’argumente, affirme Christine Delphy, que pour connaître la réalité, et donc pouvoir éventuellement la changer, il faut abandonner ses certitudes, et accepter l’angoisse, temporaire , d’une incertitude accrue sur le monde ; que le courage d’affronter l’inconnu est la condition de l’imagination et que la capacité d’imaginer un monde autre est un élément essentiel de la démarche scientifique : qu’elle est indispensable à l’analyse du présent 18 ».
Delphy n’est pas la seule à tirer ce type de conclusions, d’autres féministes abondent en ce sens comme ici Françoise Collin : « Nous allons non vers ce qui est déjà mais vers ce qui n’est pas encore, vers un monde dont nous n’avons pas la représentation a priori mais que nous construisons dans la diversité de nos actions, dont nous prenons le risque, sans garantie 19 ». Elisabeth Badinter surenchérit à son tour, admettant en toute franchise que « le nouveau modèle qui s’élabore devant nos yeux est angoissant à plus d’un titre. Acteurs d’une révolution qui vient à peine de s’ébaucher, nous avons perdu nos vieux repères sans pour autant être sur des nouveaux » ; et plus loin, comme les autres, elle fait preuve d’une surprenante détermination : « Conscients des aléas du propos et de sa gravité, (…), nous faisons cependant le pari de la mutation 20 ».

Alice Lespinet
pour l’Acropole.info