Kosovo : pour qui travaillent les services secrets ?

Un article de V. Kasapolli (source) traduit par Thomas Claus (source).

« Si des scandales soulèvent régulièrement la question, aucune voix officielle ne se décide à répondre. Ni à mettre fin à la coexistence de plusieurs structures concurrentes, complaisamment liées aux partis politiques. En novembre 2009, les révélations d’un homme affirmant avoir été tueur pour le ShIK, le service de renseignement « officiel », et le PDK, le parti actuellement au pouvoir, ont ébranlé le Kosovo. Retour sur les conséquences et les points d’ombre de ce scandale.

C’est en train de devenir une tradition : chaque année en novembre, les pages des journaux kosovars se couvrent de scandales liés aux services secrets. En novembre 2008, c’est l’arrestation de trois espions allemands en relation avec un attentat qui avait secoué le siège du Bureau Civil International (ICO). Les réactions des médias confinent alors à l’hystérie, l’affaire ayant fait émerger l’information que les services secrets de plus de vingt pays ont des agents sur le territoire kosovar [1]. Après l’intervention de plusieurs chancelleries, ce scandale se referme rapidement et tombe dans l’oubli.
En novembre 2009, une nouvelle affaire attire l’attention de l’opinion publique et des médias.

 Un homme affirme publiquement qu’il a opéré comme tueur au sein du ShIK (Sherbimi Inteligjent i Kosoves – Service de Renseignement du Kosovo), un service de sécurité proche du Parti démocrate du Kosovo (PDK), actuellement au pouvoir. Il affirme également avoir pris part à diverses actions criminelles après la fin du conflit armé de 1999 [2].

L’affaire Bllaca

Nazim Bllaca, l’homme en question, assure avoir commis un meurtre. Il soutient également avoir participé à plusieurs homicides, agressions et chantages divers. Une source gouvernementale nous a expliqué sous couvert d’anonymat que les déclarations de Nazim Bllaca avaient alors provoqué un véritable séisme dans le secteur de la sécurité au Kosovo.
Une vague de réactions déferle ensuite dans les médias. Beaucoup décrivent Bllaca comme un « espion de Belgrade » ou un « ennemi du Kosovo », pendant que d’autres, plus proches de l’exécutif actuel, n’hésitent pas à mettre en doute sa santé psychologique. Les sources les plus alarmées affirment que les confessions de Nazim Bllaca pourraient carrément influencer le procès intenté par la Serbie à la Cour internationale de Justice sur la légitimité de la déclaration d’indépendance du Kosovo.
Trois mois ont passé depuis que Bllaca a déclaré être un assassin sur les ondes de la chaîne de télévision nationale. Jusqu’ici, les institutions judiciaires n’ont pas été en état de confirmer s’il a ou non été membre du ShIK. Tout laisse supposer que la procédure judiciaire le concernant pourrait durer très longtemps.
L’« affaire Bllaca » trouve sa source au Parlement de Priština, quand des députés de la Ligue démocratique de Dardanie (LDD), parti d’opposition, ont déclaré détenir la preuve de l’implication de membres éminents du PDK dans des activités criminelles. Rapidement, il est devenu évident que la personne de Nazim Bllaca constituait la preuve en question. Et c’est dans les jours qui suivirent que Bllaca improvisa une conférence de presse devant le bâtiment du Parlement pour raconter ses neuf années de forfaits présumés.
Le même jour, la chaîne de télévision nationale a diffusé une version plus détaillée de sa confession. Dans cette version, Nazim Bllaca évoquait des homicides, des tentatives d’homicides, des enlèvements et d’autres activités illégales, désignant nommément comme complices des députés, des membres du gouvernement et de la police, ainsi que de simples citoyens.
Selon Bllaca, l’ex-directeur du ShIK, Azem Syla (également ancien ministre de l’Intérieur dans le gouvernement provisoire du Kosovo), aurait ordonné l’exécution de nombreuses personnes sous le prétexte d’éliminer des anciens collaborateurs des services secrets serbes. En réalité, ces assassinats auraient eu des motifs politiques.
Les organes judiciaires n’ont arrêté Nazim Bllaca que plusieurs jours après ses aveux. Personne, pas même Eulex, ne s’est prononcé sur l’appartenance effective de Bllaca au ShIK. Par ailleurs, aucun avocat n’a accepté d’assurer sa défense.
Pour qui le ShIK roule-t-il ?
La confession de Nazim Bllaca n’est pas le premier scandale lié au ShIK. En juin 2008, quatre mois après la déclaration d’indépendance, Kadri Veseli, alors directeur de l’organisation, en annonce la dissolution, « parce que le service a terminé sa mission avec succès ».
À cette nouvelle, beaucoup s’interrogent au Kosovo : qui a autorisé cette structure à servir les intérêts du Kosovo ? Qui la finance ? Quelle chaîne de commandement suit-elle ? Aucune de ces questions n’a encore trouvé de réponse.
« Pourquoi neuf années de travail d’une organisation de ce type devraient-elles être réduites à néant et repartir de rien si le ShIK ‘servait réellement les intérêts du Kosovo’ ? », demande Agim Musliu, expert en questions de sécurité.
Selon une source gouvernementale ne désirant pas être nommée, « le ShIk n’est jamais devenu une structure pleinement légitime parce qu’il n’a pas réussi à obtenir l’agrément des internationaux ». La même personne ajoute que la présence d’autres structures comparables au Kosovo suscite encore davantage de difficultés.
Une analyse du KIPRED (Kosovar Institute for Policy Research and Development), un think tank de Priština, mentionnait en 2006 l’existence d’au moins une autre organisation kosovare de services secrets, liée à la LDK (Ligue démocratique du Kosovo), aujourd’hui partenaire minoritaire de la coalition gouvernementale [3]
Depuis sa création en 1999, le ShIK n’a jamais connu d’encadrement institutionnel. Son activation remonte aux opérations de guérilla de l’UÇK, alors guidée par l’actuel Premier ministre Hashim Thaçi. Son parti, le PDK, est directement lié aux activités du ShIK.
L’analyse du KIPRED met en lumière les relations existant entre le ShIK et le monde politique. Les auteurs du rapport évaluent que les activités du service « vont de la protection rapprochée des officiels du parti à la collecte d’informations sur les opposants politiques et à l’intimidation de ces opposants ». Ils citent ensuite un document de source policière selon lequel « bien que les activités de ces organisations ne reposent sur aucun fondement légal, elles sont tolérées et même apparemment utilisées par différentes composantes de l’administration internationale au Kosovo ».
De leur côté, les dirigeants du PDK soutiennent que les liens établis entre le ShIK et le gouvernement provisoire du Kosovo institué en 1999 (et dissout un an plus tard, à la suite des premières élections) font du service une structure légale.
Le ShIK a lui-même tenté de légitimer ses activités en se manifestant de manière publique et en installant son siège dans le centre de Priština. Son ancien directeur, Kadri Veseli, a souligné durant une interview télévisée que le ShIK avait entretenu des contacts continus avec la MINUK, la KFOR et d’autres acteurs internationaux présents au Kosovo. Enumérant les succès obtenus, Kadri Veseli avait affirmé que le ShIK était parvenu à collecter « un tas d’informations » en provenance des institutions serbes. Il n’avait cependant pas précisé quelles informations avaient été interceptées, ni ne de quelle manière elles avaient contribué à rendre le Kosovo plus sûr.
Vers des services secrets officiels ?
Le Kosovo n’a institué son service officiel de renseignement qu’en 2009. Mais jusqu’ici seuls trois de ses dirigeants ont été nommés – ils sont considérés comme des proches des partis au pouvoir. Le directeur du service, Bashkim Smaka, désigné en octobre dernier, peut être démis de ses fonctions sur simple décision du Président de la République et du Premier ministre.
« La nouvelle structure s’inscrit dans la continuité d’un état d’illégalité, mais dans des dimensions encore plus grandes », soutient Agim Musliu. Selon lui, les limites de l’autorité et des compétences attribuées aux agents restent peu claires. Il cite un problème supplémentaire : le recrutement ne prévoit pas de préparation spécifique pour cette fonction pourtant délicate.
Beaucoup espèrent à présent que l’affaire Bllaca pourra contribuer à éclaircir le bilan réel de ce secteur au cours des dernières années. Il reste à voir si les organes d’Eulex voudront réellement enquêter sur les activités du ShIK de 1999 à 2008, considérant que l’organisation affirme avoir coopéré toutes ces années avec de nombreux services de renseignement étrangers, y compris ceux des États composant la mission européenne.
Les services secrets au Kosovo n’ont jamais agi dans une complète légitimité puisqu’ils n’ont jamais dû répondre de leurs activités devant les institutions. Le flou demeure sur leurs mécanismes de nominations internes, sur leurs sources de financement et sur les intérêts qu’ils ont protégés.
Tôt ou tard, l’affaire Bllaca arrivera à sa conclusion. Mais la vraie question reste celle-ci : l’opinion publique kosovare aura-t-elle un jour la possibilité de connaître la vérité sur les activités du ShIK et des autres structures similaires actives durant les années écoulées ? En espérant que le prochain mois de novembre n’apporte pas son lot de nouvelles surprises…

[1] Lire à ce propos : Explosions, espions, magouilles, manips et compagnie : bon baisers du Kosovo
[2] Lire à ce propos Kosovo : Nazim Bllaca, les confessions du tueur du PDK (1/2)
[3] Lire l’analyse du KIPRED en anglais. Lire également à ce propos : Kosovo, que faire avec les services secrets très spéciaux des partis politiques ? et Services de renseignements parallèles au Kosovo : l’inaction internationale.

http://balkans.courriers.info/article14782.html

1 commentaire concernant l'article “Kosovo : pour qui travaillent les services secrets ?”

  1. Article très intéressant, merci !
    Ce qui s’est passé et se passe au Kosovo doit être étudié, c’est un cas d’école de la subversion mondialiste.

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