Éducation Nationale : « notre système éducatif est aujourd’hui pensé et organisé pour ne rien transmettre aux élèves »

Augustin d’Humières, professeur de latin-grec dans une banlieue d’Ile-de-France, tire la sonnette d’alarme sur l’état du système éducatif français. On ne peut pas reprocher à ce professeur d’être « d’extrême drouaaaaate », ou de faire l’apologie de l’école libre. C’est un simple constat, du bon sens. Dans ce naufrage, il pointe l’irresponsabilité des syndicats et de celle de la hiérarchie de l’éducation nationale, et tout le déni institutionnel qui enveloppe l’effondrement des résultats scolaires.

Les élèves apprennent ce que nous leur disons d’apprendre, et beaucoup suivent assez docilement les consignes que nous leur donnons. Aujourd’hui une majorité d’élèves, un bac en poche, est-elle capable de rédiger deux pages dans un français correct ? A-t-elle une maîtrise convenable, ne serait-ce que d’une seule langue vivante ? A-t-elle une culture historique et scientifique minimale ? Beaucoup d’enquêtes sérieuses démontrent que ce n’est pas le cas. Et ce n’est pas être « décliniste » que de le dire, cela ne signifie pas nécessairement que l’on pense que « c’était mieux avant ». C’est juste un constat.

Il est souvent question des « 150.000 décrocheurs », de ceux qui quittent l’école sans formation ni diplôme, mais qu’en est-il de ceux qui s’accrochent, de ceux qui y croient, de ceux qui obtiennent le bac ? Je suis examinateur au bac français depuis une vingtaine d’années et donc assez bien placé pour voir ce que les élèves retiennent de dix années d’étude de la langue française, de ses auteurs, de ses textes. Pour une bonne partie d’entre eux, la réponse est : rien.

Et ce ne sont pas les élèves les principaux responsables. Beaucoup apprennent très consciencieusement leurs fameuses « fiches », qu’ils « recrachent » le jour de l’examen pour les oublier aussitôt. Chacun peut en faire l’expérience : demandez à un jeune bachelier de vous citer un texte, un vers, un mot qui l’a particulièrement ému durant sa scolarité. Il y a une différence énorme entre ceux qui bénéficient d’un environnement familial favorable, qui leur permet de trier, de compléter, d’approfondir ce qu’ils voient à l’école, et ceux qui, à côté, n’ont rien.

Vous parlez d’un taylorisme scolaire : les lycées de l’élite, et les autres, avec une répartition bien définie des tâches à la sortie…

Ce taylorisme scolaire, je l’ai expérimenté d’assez près en passant d’une scolarité au lycée Henri IV à mon métier de professeur dans un lycée de grande banlieue. Au lycée Henri IV, en terminale littéraire, les élèves ne se demandaient pas s’ils allaient aller en hypokhâgne, mais quelle hypokhâgne il fallait choisir ! Quand je suis arrivé au lycée Jean Vilar de Meaux où j’ai été nommé en 1995, j’avais deux élèves sur toute une classe de terminale littéraire ,qui connaissaient l’existence des hypokhâgnes.

Il y a aujourd’hui des lycées pour cadres dirigeants et des lycées pour salariés. On comprend mieux la panique des parents devant le choix d’un établissement pour leur enfant. Cette répartition des rôles est tacitement intégrée par les élèves. Quand un de mes élèves veut faire des études de commerce, il me dit timidement qu’il va essayer un BTS, à quelques kilomètres de là, un autre aura parfaitement en tête le classement des prépas commerciales. Il y a ceux auxquels la famille montre la marche à suivre, ceux qui n’ont aucune difficulté à décoder le système, et les autres, ceux qui choisissent leur orientation tout seuls, au milieu des schémas et des arborescences d’un CIO, le centre d’information et d’orientation.

Et malheur à ceux qui veulent aller au-delà de l’objectif professionnel qui leur est assigné. Ceux-là, ceux qui se risquent à vouloir devenir médecins ou avocats par exemple, alors qu’ils ne sont pas dans un lycée prévu pour, vont payer un lourd tribut. Comme on leur a menti sur leur niveau réel, ce n’est pas au lycée mais sur les bancs de l’université, quand il est trop tard pour colmater les brèches, qu’ils découvriront l’étendue de tout ce qu’ils n’ont pas appris.

Pour ceux-là, ou plutôt pour celles-là car ce sont souvent des filles qui ont cru de tout leur coeur à la fonction émancipatrice de l’école, ce sera la longue galère des réorientations qui s’achève souvent dans une succession de petits boulots. Ils sont des milliers, ces élèves méritants, dont les familles nous avaient fait une confiance absolue. Nous les avons laissé se casser les dents sur leurs rêves et leurs ambitions. Ne sous-estimons pas l’étendue de cet immense gâchis et la colère qu’il a pu engendrer dans de nombreuses familles.

Des institutions prestigieuses entrebâillent leurs portes, comme Sciences Po. Mais vous critiquez cette discrimination positive où un concours moins difficile est proposé aux élèves issus de lycées populaires…

Je suis très réservé sur le principe-même d’une discrimination positive. Mes élèves méritent beaucoup mieux qu’une porte entrebâillée. Commençons plutôt par être honnête avec eux en leur disant suffisamment tôt le niveau d’exigence à atteindre, et ce qu’il leur reste à apprendre. Proposons des règles du jeu équitables, et vous verrez que beaucoup n’auront nul besoin de porte entrebâillée. Je ne sache pas qu’on ait accueilli Lilian Thuram ou Hatem Ben Arfa dans leur centre de formation en murmurant : « Tu sais, c’est le petit qui nous vient de Bondy, il est très méritant, il faut qu’il s’entraîne à part pour avoir le niveau ! » Ce que nous avons été capables de faire dans le domaine du sport, nous serions donc incapables de le faire pour notre système éducatif ?

Comment expliquer les ratés dans la transmission du savoir au lycée ?

Je pense que dans une large mesure notre système éducatif est aujourd’hui pensé et organisé pour ne rien transmettre aux élèves, sinon un savoir volatile, éclaté, absurde. Par ses programmes, par la répartition des horaires de cours, par les consignes données aux enseignants, par la part accordée au projet et à l’expérimentation hasardeuse, ce système ne peut pas transmettre grand chose, sauf à tomber sur des professeurs qui prennent quelque distance avec ce qu’on leur demande de faire, ce qui est encore le cas de beaucoup d’entre nous.

Source : L’Obs